L’isolement des isolés

« Hein!? Il reste quoi à fermer coudonc?! »

Ça, c’était ma première réaction en entendant la consigne de fermer toutes les entreprises qui ne sont pas des services essentiels. C’est pas comme si je ne connaissais pas les moyennes/grandes villes, c’est pas comme si je vivais en ermite dans ma cabane bâtie en estomac de castor chassé de mes mains nues; c’est juste que depuis quelques années, les commerces de mes villages (mettons les 3 endroits où j’ai habité depuis 2016) sont pas mal presque juste ça, des services essentiels. Alors, cet isolement en milieu isolé, ça ressemble à quoi?

D’abord, j’aimerais préciser que Chum Sans Passeport et moi sommes extrêmement privilégiés, pouvant les deux travailler de la maison, sans souci de santé ou de finances. Alors les prochaines lignes sont à prendre à la légère, notre situation d’isolement étant probablement la meilleure possible, de quoi me donner de l’isoculpabilité par bout.

Quand tout ça a commencé au Québec, j’étais dans un autre village de la Basse-Côte pour coordonner les détails d’un gros événement célébrant la francophonie qui rassemblait des jeunes de plein de villages, ainsi que des invités qui allaient offrir spectacle et ateliers. Un projet annulé à 3 jours d’avis, pour lequel on avait, entre autres, fait envoyer du papier de toilette d’extra par le dernier bateau 6 semaines plus tôt parce qu’on allait presque doubler la population du village pour quelques jours. Ironie hygiénique, quand tu nous tiens. On pensait bien que notre isolement naturel aurait pu nous aider pour ce rassemblement tant attendu, mais non. Les mesures, comme le virus, ne s’arrêtent pas avec le bout de la route. Alors je suis rentrée chez moi quelques jours plus tôt que prévu, travaillant de la maison pour annuler trois événements qui impliquaient des voyages avec des jeunes dans les prochaines semaines. Après des mois la face dans des fichiers Excel, c’est le bout plaisant qui s’amorçait…ben coudonc. Y’a tellement des situations pires que nous. Après que les trois jours dudit non-événement aient été passés, c’est comme le vrai isolement qui commence. Et suivre les nouvelles du Québec et de Terre-Neuve-Labrador pour voir comment ça se passe. Et comparer avec chez nous. Et se dire qu’on est chanceux de vivre en milieu isolé…tant que le virus reste loin.

Mettons que des étalages d’épicerie semi-vides, ça annonce pas nécessairement une crise sociale, ça peut juste annoncer qu’on est mercredi pis que le stock rentre demain. Et comme c’est pas exceptionnel que l’arrivée des produits frais ait quelques jours de retard, l’habitude de stocker un minimum à la maison est bien là. Bon, j’ai quand même fait le saut quand une caissière m’a dit que le papier de toilette devrait arriver d’ici 3 à 4 semaines au magasin…jusqu’à ce que le lendemain j’aille dans l’autre magasin qui venait d’en recevoir, fiou. En fait, c’est quelque chose que j’avais « hâte de voir », si la folie du papier de toilette s’était rendue jusque chez nous. Ben oui. Ça m’a un peu surpris, et prouvé que le stress lié au virus était partout. L’épicerie, c’est le seul commerce qu’on visite à chaque semaine en temps normal, alors pas trop de changement. Les virées au Labrador pour aller à la boulangerie ou à notre casse-croûte préf’ attendront après la crise, parce que la police surveille maintenant la « frontière » entre les deux provinces, à 8km de chez moi. Même si à Québec on se garoche à papilles-que-veux-tu dans les microbrasseries, les sushis et autres bouffe urbaine, notre quotidien de région est très loin de ça, alors ça ne change rien. À part l’envie d’encourager encore plus les entreprises locales à la sortie de cette crise.

Comme tellement de monde à la maison, on a plus de temps pour les loisirs (sérieux, je sauve quand même un 8 minutes de transport quotidien en travaillant de ma table de cuisine!) en ces temps d’isolement volontaire et ça, ça a l’air de fesser assez fort quand t’habites en ville. Pas de resto, pas de cinéma, pas de salle de spectacle, pas d’événement en plein-air, pas de gym, pas de centre d’achats, pas de souper de gang. Pour nous, notre vie sociale de région est déjà assez tranquille et la vie culturelle pas mal inexistante ici nous manquait déjà, crise ou pas. Avec toutes les initiatives culturelles disponibles en ligne, j’ai développé cet étrange sentiment de FOMO (fear of missing out), parce que j’ai pas 38 heures par jour pour regarder tous les Facebook live des artistes et je n’ai pas visité tous les musées virtuels. Moi qui étais depuis près de 4 ans dans un sentiment de IKIOMO (I know I’m obvisouly missing out) par rapport à la vie culturelle que j’ai hâte de retrouver un jour, cette relation avec la nouvelle façon de consommer la culture est plutôt étrange. Hormis cela, côté loisirs, on est choyé en milieu isolé. Quand les loisirs ne dépendent pas des lieux publics (resto, salles de spectacles, etc), c’est plus facile de conserver un semblant de normalité. Le bord de l’eau et autre spots pour marcher ont pas fermé à cause du virus! Et comme la densité des grands espaces est limitée, on ne se pile pas sur les pieds même si clairement plus de gens marchent ici aussi.

Au moment d’écrire ces lignes, il n’y a toujours pas de cas confirmé en Basse-Côte-Nord, mais il y en a ailleurs sur la Côte-Nord et au Labrador. On se doute que notre coin ne sera pas épargné, mais l’impact possible sur les villages isolés a de quoi faire peur. Des gens de 70 ans et plus, il y en a vraiment beaucoup ici. Et si quelqu’un nécessitait des soins d’urgence, il faudrait que le virus frappe sur une journée avec une météo qui permet aux avions de voler. Et quand tout le village fréquente le même ou les deux mêmes magasins, avant que les premiers symptômes apparaissent, le virus a le temps de toucher une énorme proportion de la population. Pis il y a pas vraiment un Costco de Purell disponible dans tous les villages de 128 personnes, tsé. Il y a quelques jours, il a été annoncé que la pêche au crabe était repoussée de quelques semaines dans notre région; ça fait mal à l’économie des villages ça. Pendant que des gens en ville sont déçus de pas faire leur traditionnel souper de crabe avec la famille élargie, des pêcheurs et employés d’usine de transformation dans la région se demandent comment ils vont faire leurs paiements.  Mon autre crainte face au virus dans la région, c’est la peur de l’étranger. Les accès aux régions éloignées du Québec sont surveillés depuis samedi, ce qui en a soulagé plusieurs. Mais il faudra faire attention de ne pas nourrir cette peur de l’autre. L’étranger sur sa motoneige qui fait la Route Blanche (maintenant fermée par prévention), l’étranger qui viendra éventuellement sur le Bella, l’étranger qui arrive en avion pour donner un coup de pouce aux services essentiels locaux. Au même moment, des dizaines d’étudiants rentrent de Montréal, Sherbrooke, Gatineau et combien s’isolent? Aucune idée, mais j’espère qu’ils le font, pour le bien de leurs grands-parents adorés. La cabane familiale sera encore accessible dans deux semaines. Le stress, c’est normal, l’envie de ramener les siens au bercail aussi, mais il ne faudrait pas tomber dans le piège de l’étranger à deux vitesses.

Dans quelques semaines, cette fameuse courbe aplatie sera sur la pente descendante et on reprendra le quotidien sur une voie parallèle de là où on l’a laissé. On va assurément aller dans nos restaurants locaux plus souvent pour quelques mois. On va passer des vacances sans passeport avec une attention particulière aux petites entreprises. On va attendre impatiemment le prochain Bye Bye. On va s’ennuyer d’Horacio. Et on va surtout espérer que ce qu’on a appris, individuellement et collectivement, restera en nous pour bien plus longtemps que 14 jours.

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